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De l'origine du mot jeep
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Dans
son Dictionnaire historique de la Langue Française (éd. Larousse),
Alain REY souligne la double parenté communément accordée au mot jeep (1) : n.f., est
emprunté (v. 1942) à l'anglo-américain jeep (1941), nom donné à une voiture
tout-terrain construite par FORD pour l'armée
américaine. Le mot est la retranscription de la prononciation des initiales
G.P. (djipi), de General Purpose, "tous usages", influencée par le nom
d'un personnage de bande dessinée, Eugène the Jeep,
à l'astuce et à la force légendaire (dans Popeye, créé le 16 mars 1936 par
E.C. Seagar). Le mot apparaît en français vers 1942
mais il ne s'est diffusé massivement qu'au moment du débarquement des
Américains en France, en 1945. Jeep a normalement le genre féminin en
français d'après voiture et automobile (il est masculin en français du
Canada). Voir plus bas sur le sexe de la jeep. Celui-ci
proviendrait de la "retranscription" des initiales G.P. dont la
prononciation est djipi,
abréviation de General Purpose,
"tous usages" en jeep. La transcription avec un j à la place d'un g
(geep) s'expliquerait par l'influence du petit animal
de bande dessinée, compagnon de Popeye, Eugene the
Jeep. D'où
vient cette explication que l'on retrouve dans presque tous les dictionnaires
(2) depuis lors ? Ford,
co-constructeur de la jeep, bénéficie d'une notoriété supérieure à celle de Willys. Son prototype, baptisé "Pygmy"
puis G.P. dans sa forme aboutie et enfin G.P.W. pour la copie de la Willys MB marque vraisemblablement plus les esprits. De
plus, personne ne note à l'époque la signification des lettres GP des modèles
produits par Ford pour l'armée américaine (GP, GPW, GPA), la contraction de
GP et la dénomination General Purpose
collant si bien aux jeep (3). Ray
Cowdery (4), dans son ouvrage qui fait autorité,
remet les choses à leurs places. En effet, un manuel Ford de 1941 (Service School
for U.S. Army Instructors
on Ford U.S. Army Vehicles)
explique la signification des lettres G et P. : - G
signifie que le véhicule a été construit pour le gouvernement ; - P
précise l'empattement du véhicule : 80 inches. Cowdery précise
que nulle part dans la littérature militaire américaine, on ne trouve de
corrélation entre la jeep et une quelconque désignation d'usage général (general purpose)(5). La thèse de l'appropriation par les militaires puis
par Willys d'un mot jeep dont l'origine reste
mystérieuse est très certainement la seule qui prévale. En
remontant aux sources de l'emploi du mot par l'armée américaine, on note tout
de suite l'erreur qu'il y a à faire coller les lettres GP avec le mot jeep.
Interrogé en 1941 par l'éditeur du WINSTON Dictionaries,
le QMC Motor Transport Division a répondu que
"le mot jeep [...] désignait
depuis longtemps pour les hommes de l'armée un nouveau type de véhicule
militaire motorisé". Le mot n'est donc pas apparu avec le petit 4x4
auquel il colle maintenant mais a désigné indifféremment dès 1937, un tracteur lourd (6 1/2-ton)
construit par la firme Minneapolis-Moline, les Dodge VC1 et VC2 (1/2-ton, 4x4) et même pendant un temps
le bombardier Y-17. Dès sa sortie, les prototypes du petit 4x4 ont bénéficié
de différents surnoms tels que "baby-jeep",
"peep", "blitz-buggy"
... parmi les plus employés. Le terme "peep"
a d'ailleurs été employé concernant les 4x4 de reconnaissance par les
militaires encore après que le surnom de jeep se soit répandu dans l'esprit
du grand public. Le
terme est donc plutôt dans l'air du temps et rien en 1940 ne peut laisser supposer que le mot va devenir
universellement synonyme de la jeep et plus spécialement de la Willys MB. Pourtant,
très rapidement, Willys comprend tout l'intérêt
d'identifier ses véhicules, compagnons de tous les jours de millions de
soldats sur tous les fronts à sa marque. L'appropriation
est sans doute le fruit d'un heureux hasard. En février 1941, à la demande de
Katharine Hillyer,
journaliste au WASHINGTON Daily News, Irving "Red" Hausmann, pilote
d'essai de chez Willys, répond que le prototype en
cours d'essai (la Quad) s'appelle une jeep.
Popularisé par l'article avec une photo de la Quad
sur les marches du Capitole, le mot jeep identifie de plus en plus les Willys. Plusieurs autres articles vont achever de
consacrer la parenté entre le 1/4-ton, 4x4 et le mot jeep. Le 19 février
1942, le lieutenant-colonel Van Deusen, l'un des
ingénieurs de l'armée responsable du développement et de l'approvisionnement
parle du petit 4x4 comme "maintenant
affectueusement connu de millions de personnes comme étant une jeep". Dès
la fin de 1941, Willys-Overland associe le mot jeep à sa production. Le 13
décembre 1941 paraît dans le Saturday Evening Post une publicité "The
Jeep in Civvies" vantant les mérites de du
millésime 1942 de sa voiture civile, la Willys Americar. Elle
mentionne en même temps l'accord intervenu en octobre 1941 entre Willys et Ford pour produire en commun la jeep et insiste
sur la fierté des gens de Willys d'avoir "créé et perfectionné" la jeep.
Cette publicité marque le début d'une longue suite d'encarts publicitaires en
couleurs paru de mai 1942 à août 1945 dans différents journaux américains
(6). Toutes ces publicités ont pour but d'accréditer l'idée que la jeep est
une création de Willys-Overland et de privatiser le mot jeep au profit de la
firme de Toledo. Pourtant, certains ne se satisfont pas de cette situation.
En 1943, la firme Minneapolis-Moline porte plainte
pour usage abusif du mot jeep et pour faire reconnaître son antériorité dans
l'usage. En 1948, la Commission Fédérale du Commerce ne tranchera pas dans le
débat entre Willys-Overland et Minneapolis-Moline
pour l'usage du nom jeep mais reconnaîtra, ultime hommage pour la firme Bantam, que la jeep a été le fruit de collaborations
multiples et conjointes entre les militaires et les différentes associées à
son développement. Le jugement est pourtant sans effet. Depuis 1945, la
confiscation du mot jeep par WOV est totale. La jeep est universellement
connue et la jeep civile en production depuis 3 ans. Ultime étape, WOV
déposera le mot et en fera une marque enregistrée en juin 1950. Le mot jeep
n'est plus le terme générique qui désigne un "véhicule automobile tout terrain adopté par l'armée américaine en
1942 et employé à des missions de liaison et de reconnaissance" (7)
mais une marque commerciale protégée dont l'usage est strictement encadré par
son propriétaire actuel, la DAIMLER-CHRYSLER CORPORATION. (17) En
France, la marque « Jeep » a été déposée le 18 mai 1945 sous le
n°49987 (Bulletin Officiel des Marques de Fabrique, p.992). A titre
d’exemple, un article du journal Le Figaro du 21 avril 1950 titrait « Deux
nouveaux véhicules : une « jeep » et un « blindé de
reconnaissance » vont équiper l’armée française ». Aussitôt,
les ingénieurs-conseils en France de la société WILLYS-OVERLAND MOTORS Inc. protestent auprès du Figaro pour l’utilisation
abusive du mot Jeep. Ils précisent « que l’utilisation de ce mot
« jeep » comme nom générique est susceptible de lui porter
préjudice » tout en comprenant « que des erreurs ont pu se
produire, vu la grande notoriété dont [la] marque jouit, et le grand nombre
de véhicules militaires « Jeep » qui sont brusquement apparus en
Europe au moment de la Libération ». Le Figaro les renvoie à
l’armée, fournisseur des informations à l’origine de l’article. En réponse,
l’armée décide alors que « jusqu’à nouvel ordre, [le terme à]
employer [sera] VLTT suivi du nom du constructeur ». (16) En
résumé, - Le mot Jeep est un nom propre qui s'écrit avec une
majuscule et doit être suivi du Ó (registered)
indiquant le dépôt de la marque, tout comme est protégé le design
caractéristique de la calandre des jeeps ; - l'utilisation de l'un comme de l'autre est soumis à
l'autorisation de DAIMLER-CHRYSLER et doit donner lieu à un contrat de
licence sur lequel figurera la mention "la marque "JEEP" et de le design de la calandre de la Jeep
sont déposés par Chrysler Corporation, Etats Unis. Utilisation sous licence".
(17) La
"JeepÓ" est
[devenue] unique" (8) ! Toutefois, à la différence d'autres marques dont
la renommée est due au caractère devenu universel d'un produit (le mouchoir
en papier pour Kleenex, les réfrigérateurs pour Frigidaire...), Willys, mais surtout Chrysler récemment, ont confisqué un
mot populaire emblématique de ce siècle (9) pour en faire une marque.
L'attitude plus rigoureuse de Chrysler s'explique justement par la dérive de
l'utilisation du mot qui finissait par désigner tout véhicule à 4 roues
motrices, l'image originale, sympathique et populaire de la jeep se trouvant
peu à peu mélangée à d'autres dans l'esprit de clients potentiels, dilapidant
ainsi un capital marketing important. En
France, le mot se popularise à la libération. LA (10) jeep devient bientôt le
symbole de la victoire des alliés. Dès septembre 1944 (15), un premier
article lui est consacré. __________________________________ Mais
qui est donc ce drôle d'animal "dont
le nom sera repris par l'armée américaine pour baptiser un véhicule
automobile entré depuis dans la légende" (12) ? Eugene the Jeep apparaît en septembre 1937 dans la série de
bande dessinée The Thimble Theater. Créée en 1919 par Elzie
Crisler Segar
(1894-1938), cette série est surtout célèbre pour le personnage de marin
borgne qui en devient le héros en 1929 : Popeye. Différents protagonistes
viendront enrichir la série au cours des années trente dont un drôle d'animal
du nom d'Eugene. Eugene
est un jeep que Forrest Sagendorf, collaborateur,
d’E.C. Segar décrit ainsi
: "Le jeep, né dans la partie la
plus ténébreuse de la ténébreuse Afrique, est un animal à quatre dimensions
qui vit d'un régime d'orchidées. Il a le pouvoir de se mouvoir à volonté
entre la 3e et la 4e dimension. Bien entendu, lorsqu'il est dans la 4e
dimension, il est invisible aux personnes vivant dans la 3e dimension. Sa
principale caractéristique est sa capacité à répondre aux questions qui ont
trait au futur, pour cette raison, le jeep est considéré comme un animal
porte bonheur lorsqu'on en possède un près de soi" (13). Jeep
a parfois été traduit en français sous le nom de Pilou-Pilou
(14). Jeep,
nom de l'animal, a été déposé le 25 août 1936 par la société King Features Syndicate, Inc. sous la catégorie 38 (Cartoons = dessin animée,
dessin humoristique). Cette protection limitée du nom laissait donc le champ
ouvert à d'autres firmes pour déposer le mot sous d'autres catégories ce que
fit WOV en 1950 pour les véhicules (catégorie 19) et en 1951 pour les moteurs
et pièces détachées (catégorie 23). __________________________________ Le mot jeep a normalement le genre
féminin. Toutefois, en français du Canada, jeep est un mot masculin (cf. à
titre d’exemple le site officiel de la marque en langue française http://www.jeep.ca/fr/). En septembre 1944,
le premier article en français sur la jeep, Le Jeep, huitième merveille
du monde (15), commençait par le paragraphe suivant « FAUT-IL
DIRE « LE » OU « LA » JEEP ? C'est là un mystère qu'aucun
grammairien n'a encore pu élucider. D'ailleurs le jeep ou la jeep, si vous
préférez, se moque des grammairiens. On l'a fait pour rouler, non pour servir
de prétexte à des discussions sur le beau langage […] ». Et se concluait
par un antépénultième « Et au fait ... à en
croire les G.I., qui, après tout ont bien voix au chapitre, ce n'est pas
« le » jeep mais « la » jeep que nous aurions dû dire.
Les hommes du général Eisenhower baptisent cri effet les leurs « Rosy »,
« Kitty », « Mary » … toutes
les jolies filles des Etats-Unis sont marraines au moins d'un jeep ... ou
d'une jeep. » refusant au final de trancher. L’usage a très
rapidement penché pour la féminisation et en avril 1945, dans son article
pour Sciences-et-Vie (11), Henri PETIT écrivait sur
LA jeep. __________________________________ Notes 1 1993 : Dictionnaire
historique de la Langue Française (REY Alain), éd. Larousse. 2 par exemple, 1989
: Petit
Robert, [(d)zip] n.f., (v. 1942 ; nom déposé, mot américain, des
initiales G.P. prononciation [dzipi], de general purpose
"tous usages", appliqué à un type d'auto militaire). Automobile
tout terrain. 3 Voir pour la France l'article de Henri PETIT dans
Sciences et Vie n°331, avril 1945, p.153 et l'introduction à l'étude
technique publiée en juillet 1947 par la Revue Technique Automobile, p.10. 4 All-American
Wonder (volume 1), U.S.M., LAKEVILLE, U.S.A., 2e édition, 1993, p.34 5 A noter toutefois qu'en 1944, le manuel technique
TM 9-803 décrit la jeep comme étant "a
general purpose,
personnel, or cargo carrier [...]". 6 voir à
ce sujet, COLDWDELL Frederic L., Selling the All-American Wonder,
U.S.M., LAKEVILLE, U.S.A., 1996, 102p. 7 1952 : Nouveau
Petit Larousse Illustré 8 allusion au slogan publicitaire de la marque :
"There's only one JeepÓ". 9 Words
that define the modern age, HOWARD Philip, The Times, lundi 3 novembre
1997, p.10 10 en français, jeep est un mot féminin. Il est
masculin dans son emploi en canadien français. 11 Qu'est-ce qu'une Jeep ?, PETIT
Henri in Sciences et Vie n°331, avril 1945, pp.151-161 12 GAUMER Patrick, MOLITERNI Claude, Dictionnaire
mondial de la bande dessinée, Ed. Larousse, 1994,
p.613. 13 WADE
WELLS A., Hail to the Jeep, Ed. Harper and Brothers,
1946, p. 32. 14 SADOUL Jacques, 93 ans de
B.D., Ed. J'ai Lu, 1989, p. 39. 15 Le Jeep,
huitième merveille du monde in VOIR
n°12, septembre 1944, 3 pages non numérotées. 16 Echange
de courriers entre les conseils de la Société WILLYS-OVERLAND MOTORS Inc. (non daté) et le Ministère de la Défense Nationale
daté du 27 novembre 1950. 17 Chrysler, Dodge and Jeep are
registered trademarks of Chrysler Group LLC. 3 décembre 2016 |